Le CESC de Corse
  Intervention du Premier ministre devant les élus de la Corse  
   
à l'ouverture de la réunion du 6 avril 2000.
 
Madame et Messieurs les Ministres,
Messieurs les Parlementaires,
Messieurs les Présidents,
Messieurs les membres de l'Assemblée de Corse,


Je suis heureux de vous recevoir pour la deuxième fois à l'Hôtel de Matignon. Nous nous étions réunis le 13 décembre dernier pour parler de l'avenir de la Corse. Je vous avais proposé de mener des discussions entre vous pour " mettre sur la table les difficultés, rechercher les convergences et trouver, quand cela sera possible, des solutions ".
En moins de trois mois, les élus de Corse ont réalisé un travail important qui peut permettre au processus engagé en décembre de franchir une étape nouvelle.
A l'initiative du président de l'assemblée de Corse, M. José Rossi, les élus de l'assemblée - au sein des groupes politiques et en séance plénière -, avec la participation du conseil économique, social et culturel, ont beaucoup travaillé. Je vous en remercie. Cette première phase des discussions a abouti, le 10 mars dernier, au vote de deux délibérations dans l'assemblée de Corse. Il aurait pu y en avoir davantage, compte tenu de la dispersion des positions initiales. C'est grâce au travail de maturation conduit à l'assemblée que les positions ont pu se rassembler sur deux textes. Les deux délibérations comportent des différences sensibles - que l'on ne saurait minimiser - mais font aussi beaucoup de propositions semblables, parfois dans les mêmes termes. L'une des délibérations a recueilli exactement la majorité des suffrages des membres de l'assemblée, soit 26 voix, l'autre en a obtenu 22. Il y a donc une motion majoritaire - en démocratie c'est important -, mais cette majorité est étroite, et en outre les deux motions ont été adoptées par l'assemblée, puisque aucun élu n'a exprimé de vote défavorable : de ce fait les deux délibérations m'ont été transmises.
Il faut mesurer le chemin ainsi parcouru.
Certes, les conceptions de l'avenir de la Corse qui inspirent les groupes de l'assemblée restent à plusieurs égards différentes.
Mais je relève qu'aucune motion n'a demandé que l'on s'en tienne au statu quo. La richesse des propositions exprimées, certaines de caractère général, d'autres plus précises, suffit à démontrer que des discussions étaient nécessaires et qu'il était justifié de confier aux élus de la Corse le soin de les mener.
J'ai lu attentivement les deux délibérations que vous m'avez transmises. Avant d'évoquer plus précisément leurs contenus, je voudrais souligner qu'un certain nombre de mots-clés, exprimant une inspiration commune, se retrouvent dans les deux textes. J'en mentionnerai deux : identité et démocratie, qui me semblent avoir une résonance forte pour les Corses.
Les Corses forment une communauté dont l'identité particulière doit s'épanouir davantage. Les Corses veulent vivre dans une société démocratique, où les débats sont libres et la loi républicaine respectée.
J'interprète l'utilisation commune de ces mots comme une adhésion aux mêmes principes. C'est à mes yeux l'une des conditions de la réussite de nos travaux.
Les deux délibérations comportent un grand nombre de propositions semblables.
Je vais citer celles qui me paraissent les plus importantes.
- L'un et l'autre document affirment, avec la même expression, la nécessité de " l'épanouissement " de l'identité de la Corse, qui fonde la demande d'une politique plus active en faveur de la culture corse et celle de généraliser l'enseignement de la langue corse jusqu'à l'entrée en sixième.
- Les deux textes expriment la demande que l'Etat manifeste davantage encore sa solidarité à l'égard de la Corse, par une loi-programme permettant ce que l'une des motions appelle " la remise à niveau " des équipements de l'île.
* Les deux délibérations soulignent le besoin d'une simplification de l'organisation administrative de l'île, jugée trop complexe. En particulier, l'existence de trois collectivités principales et donc de trois assemblées distinctes, l'assemblée de Corse et les deux conseils généraux, est considérée par les élus qui ont voté les deux motions comme une difficulté pour la mise en œuvre de politiques publiques cohérentes pour la Corse.
* D'importants transferts de compétences de l'Etat vers la Corse sont revendiqués par les deux délibérations sur le fondement, invoqué dans l'un et l'autre texte, du principe dit " de subsidiarité ". J'observe que les deux documents citent pour l'essentiel les mêmes domaines pour le transfert de blocs de compétences : la culture, l'aménagement du territoire, l'environnement et le développement économique.
* Les deux textes relèvent l'intérêt pour la Corse de tirer tout le parti possible du traité d'Amsterdam, dont plusieurs dispositions, notamment la déclaration relative aux régions insulaires, prévoient la possibilité de régimes dérogatoires aux réglementations communautaires pour les îles.
* Les deux délibérations se rejoignent pour demander que le service public en Corse soit " fort, présent sur le terrain et efficace " et pour vouloir que des adaptations éventuelles des règles applicables en Corse ne puissent conduire à ce que les Corses ne bénéficient plus des mêmes droits sociaux, en matière de travail, d'éducation, de santé et de sécurité sociale, que les autres citoyens de la République.
* Enfin, j'ai noté que les deux délibérations souhaitent la réalisation d'évaluations régulières des politiques publiques dans l'île et le renforcement des contrôles de l'utilisation des fonds publics.
Les convergences entre les deux délibérations que vous m'avez transmises sont donc nombreuses et substantielles.
Par ailleurs, les deux textes adoptés le 10 mars font référence, le premier, celui de la motion majoritaire, je le cite, à l'obligation que " toute nouvelle orientation pour l'organisation de la Corse soit sanctionnée par le suffrage ", l'autre, je le cite également, que " les grandes orientations du statut de la Corse fassent l'objet d'une consultation référendaire dans l'île ". J'ai noté aussi que, le 24 mars, l'assemblée a adopté une motion qui " affirme le caractère incontournable d'une consultation populaire sur l'avenir de la Corse ". Faut-il comprendre qu'il y a un accord de l'ensemble des élus de l'assemblée de Corse sur le principe d'une consultation directe des électeurs en Corse ? J'aimerais que vous me le précisiez.
Je voudrais maintenant évoquer les sujets sur lesquels les positions des deux délibérations divergent et qui posent aussi parfois des questions d'interprétation :
* Il y a d'abord le sujet du peuple corse. Dans la délibération qui a recueilli le plus de suffrages, je la cite, " Les Corses forment, dans la République française, une communauté vivante, fondée sur son identité culturelle et linguistique, ainsi que sur son attachement à notre île ", mais cette communauté, est-il précisé, " ne constitue pas juridiquement un peuple ". Dans l'autre texte, qui fait référence à une délibération adoptée en 1988 par l'assemblée de Corse, " le peuple corse s'inscrit dans la dimension humaine, moderne et évolutive d'une communauté de destin ".
* Sur la question de la " simplification administrative ", la délibération majoritaire envisage " la réunion de l'échelon départemental et territorial ", ce qui semble impliquer la suppression du deuxième département - sans que soient précisées les conditions de cette réunion. L'autre texte, qui évoque aussi la nécessité de renforcer la coopération intercommunale, se prononce, je le cite, pour " le regroupement des départements et de la collectivité territoriale de Corse dans une seule et même collectivité ", c'est-à-dire pour une collectivité et une assemblée unique.
* S'agissant de la " décentralisation ", il y a à la fois une forte divergence - qui est même signalée comme une question cruciale - et de sérieux problèmes d'interprétation.
L'accord se fait certes, comme je l'ai indiqué, sur la nécessité de transférer à la Corse de nouvelles compétences et sur la référence au principe dit de subsidiarité, mais les modalités proposées pour ce transfert ne sont pas les mêmes.
La motion majoritaire demande que la Corse puisse " participer au pouvoir législatif ", en améliorant le régime institué par l'article 26 du statut de la Corse, qui dispose notamment que l'assemblée de Corse peut proposer au Gouvernement des adaptations pour la Corse aux lois relatives à l'organisation institutionnelle de celle-ci, ainsi qu'à son développement économique, social et culturel. La motion envisage aussi que la collectivité de Corse puisse bénéficier du pouvoir de prendre des règlements pour l'application en Corse des lois nationales, " dans les domaines où la collectivité disposerait de compétences exclusives ". Je relève à cet égard une ambiguïté : ces compétences exclusives ne s'étendent sans doute pas au champ législatif, puisque la motion écarte le transfert de toute compétence de cette nature, mais la proposition signifie-t-elle que le Gouvernement se trouverait dessaisi du pouvoir réglementaire dans ces matières ? La motion demande enfin que le statut fiscal soit, je la cite, " élaboré sur place ", proposition dont une des interprétations possibles est que la détermination de certaines règles fiscales serait de la compétence de l'assemblée de Corse. Or il s'agit d'une compétence de nature législative.
L'autre motion demande d'une part " une compétence législative et réglementaire de plein droit dans les domaines de compétences transférées ", domaines dont le nombre serait progressivement augmenté, et d'autre part " un pouvoir général de proposition en matière législative ", pour les compétences non transférées, " avec engagement du Gouvernement de présenter les propositions au Parlement dans un délai déterminé ".
Il me semble nécessaire de clarifier juridiquement ces propositions. En ce qui concerne l'éventualité d'une compétence législative, s'agirait-il d'une compétence exclusive, concurrente avec l'Etat ou subsidiaire ? S'agissant de l'obligation qui serait faite au Gouvernement quant à la transmission des propositions de l'assemblée de Corse au Parlement, serait-elle de nature politique ou juridique ?
L'ensemble des propositions transmises par l'assemblée de Corse me paraît donc devoir faire l'objet d'une analyse approfondie. J'imagine que les signataires des motions vont vouloir les présenter pour en indiquer l'esprit et la portée. Je vous donnerai tout à l'heure la parole mais auparavant je crois nécessaire d'exposer devant vous certaines contraintes que nous devons avoir à l' esprit.
L'élaboration d'un nouveau statut pour la Corse est soumise à un certain nombre de contraintes constitutionnelles.
Je manquerais à l'obligation de clarté et de loyauté vis-à-vis de vous que je me suis fixée dans la conduite de ces discussions si je ne soulignais pas que certaines propositions faites sont de nature à poser des problèmes constitutionnels et soulèvent - nous le savons tous - des questions politiques lourdes au plan national. Elles auraient de toute façon à s'inscrire dans un calendrier législatif chargé.
Des interrogations constitutionnelles concernent l'une et l'autre motion, même si c'est à des degrés différents. Elles sont notamment relatives à la langue corse, à la réunion comme à la fusion des assemblées locales, à la délégation d'un pouvoir réglementaire comme à la dévolution de compétences nouvelles dans le processus d'élaboration des lois, et bien sûr à l'éventualité de l'attribution à la collectivité de Corse de compétences sur des matières réservées à la loi par la Constitution.
Comme vous le savez, le contrôle de la conformité des lois à la Constitution est exercé par le Conseil constitutionnel, qui peut être saisi par le Chef de l'Etat, le Premier ministre, les présidents des deux assemblées, soixante députés ou soixante sénateurs. En cas d'inconstitutionnalité, les dispositions ne peuvent être mises en œuvre qu'après une révision constitutionnelle qui nécessite que le Président de la République convoque le congrès ou soumette le projet de loi de révision à référendum. La phase parlementaire de la révision nécessite l'accord des deux chambres du Parlement et donc aujourd'hui de la majorité et de l'opposition.
Si un large accord des élus de l'assemblée de Corse se faisait sur des propositions dont certaines pourraient ne pas être conformes à la Constitution, il serait essentiel de connaître, avant de s'engager dans la voie d'une révision, la position des autorités institutionnelles et des forces politiques sans l'accord desquelles le processus de révision ne pourrait être mené à son terme. S'il apparaissait alors qu'une révision constitutionnelle sur ce sujet était impossible dans les conditions politiques du moment, le nouveau statut de la Corse devrait être établi dans le cadre des dispositions constitutionnelles en vigueur.
Telles sont les observations que je voulais formuler d'emblée sur les délibérations que vous m'avez transmises. Je propose que maintenant le président de l'assemblée de Corse, M. José Rosi et le président du conseil exécutif, M. Jean Baggioni s'expriment, s'ils le souhaitent, puis que chacune des deux délibérations soit présentée par l'un de ses signataires, avant que les autres participants à cette réunion interviennent, s'ils le demandent. Je reprendrai ensuite la parole pour vous indiquer mon approche et vous proposer une méthode de travail.