Le CESC de Corse  
 
     
   

LANGUE ET IDENTITÉ

Communication de

M. Marie-Jean VINCIGUERRA

Marie-Jean Vinciguerra

Séminaire Langue Corse - 11 mai 2000

" Parlemu corsu e d'altri associazioni
folklorichi, contu mi ne sò resu ?
u corsu l'approdanu in canzoni
ma ci si discorri sempre in francesu "
Simonu d'Aullè

A mio discursata ùn sfughje a stu peccatu...

La question de la langue et de l'identité est ainsi posée avec humour.
Rappelons l'actuel contexte du débat institutionnel. A mon sens, il ne saurait y avoir de développement économique sans une identité assurée d'elle-même et des langues qui la fondent.

I- D'une identité stable aux " troubles " de l'identité :

Les " observateurs " qui ont défilé en Corse, au cours des siècles, ont brossé le portrait aux divers et, parfois, contradictoires attributs, du Corse " barbare ", " valeureux ", " héroïque ", " hospitalier ", " homme d'honneur ", " bandit "... Les Corses se sont souvent conformés à l'image, aux images que l'on donnait d'eux.

Toutefois, la question de fond : " qui suis-je " ? ne reste-t-elle pas encore entière ? Sachons aussi garder à la Corse et aux Corses ce mystère dont parlait Malraux à propos de De Gaulle : " de Gaulle a sa Corse, c'est-à-dire son mystère ". Sans mystère, pas de poésie, pas de personne singulière.

Nous ferons un sort particulier au discours du Président Mitterrand prononcé, à Ajaccio, le 13 juin 1983. " La Corse doit être elle-même... " " et comment peut-on être soi-même ? C'est ce qu'on appelle la culture qui répond d'abord à la question posée. Et la culture corse trouve sa première expression dans la langue... " Le Président de la République ajoutait qu'il avait incité le gouvernement à " développer les formes d'enseignement adaptées qui permettront de faire que la Corse soit dotée de sa propre histoire, donc de son propre langage, qui affirme son identité par ce moyen, tandis que la formation des formateurs devra être assurée un peu partout dans l'île pour que se perpétue cette forme de langage très originale en même temps que très traditionnelle ".
Allons plus avant dans la question de l'identité. " Les référents identitaires " classiques (géographie, milieu de vie, mythes, Histoire, mentalité, comportement, culture...) donnent aux Corses une " identité forte " soulignée à l'envi par ceux qui font notre éloge ou même par ceux qui nous dénigrent.

Peut-on cerner ce noyau identitaire d'un individu ou d'une communauté, ce noyau qui donne sa cohésion au moi ou au groupe, qui permet de gérer " en cohérence " même les contradictions, d'échapper à l'éclatement, à la confusion ?

Ce noyau identitaire n'est-il pas " l'âme " même de la formation du système cognitif ? Et n'est-il pas précisément le langage ? C'est par la langue intimement liée à la pensée que l'institution et le groupe appréhendent le monde.

L'identification à soi se fait à partir de modèles (mythes, Histoire, Education). L'identité se façonne en fonction d' " identités prescrites " qu'on les accepte ou même qu'on les refuse.

Selon Alexandre Mucchielli, philosophe originaire de Ghisoni, le moi intériorise l'ensemble des rôles et modèles proposés, imposés par les parents et la société. Le je traduit en action, de façon spontanée et créative, ces propositions rassemblées, transformées et parfois contradictoires. Le soi se façonne dans l'interaction sociale.

Cette identité repose sur :

- un sentiment de continuité temporelle (en Corse, peut-être, un " continum " circulaire "..) à travers toutes les vicissitudes et ruptures de l'histoire d'une communauté et d'un individu. Pour être vivante, cette identité doit être en mouvement (même si ce mouvement est " circulaire "...).
- un sentiment de différence et d'appartenance. Les identités nationales trouvent leur fondement dans un ensemble de représentations collectives qu'elles se donnent d'elles-mêmes dans les miroirs de leur Histoire officielle.
- Un sentiment de valeur et de confiance, fondateur d'une " sécurité ontologique ", celle de l'être (esse).

L'identité n'est pas à l'identique, mais le singulier est la marque la plus distinctive de son vrai profil. Préférons à l'individu et à son identité " extérieure ", l'intériorité de la personne.

" Persona " en latin signifie " masque ", " rôle ", donc " l'identité jouée ", " l'identité de façade ", de " théâtralité ", celle de " l'être sous le regard ". Comme disait Sartre : " je suis ce que je ne suis pas et je ne suis pas ce que je suis ".

Les nouvelles et le théâtre pirandelliens nous présentent ces masques du labyrinthe sicilien qui n'est pas sans ressembler au nôtre. En revanche, la personne au sens spirituel, c'est l'être même dans sa singularité. La personne est assurée de son être. Mais cet être singulier n'est pas en état d'apesanteur. Il n'existe ainsi, même s'il prend distance, que par une identité communautaire. En chacun il y a un être collectif et un être privé.

" Le mal-être "

Le " mal-être ", qui conduit aux troubles de l'identité, est lié aussi aux difficultés du " vivre ensemble " quand une communauté se cherche et s'identifie mal à elle-même. D'où l'angoisse et souvent ces réactions de défense et d'agressivité.

Une des causes essentielles de notre " mal vivre " : comment accorder " le village symbolique ", celui de nos morts (mais qui devient aussi, hélas, symbolique au sens où vidé des vivants, il n'est plus peuplé que d'ombres) et " le village planétaire virtuel " d'aujourd'hui ?

Cette perturbation de la sécurité ontologique s'explique, bien sûr, par un sentiment d'incomplétude et également de culpabilité linguistique.

II- Le problème de la diglossie dans l'équilibre de la personne et de la communauté.

La langue est la matrice de l'identité d'une communauté. Pour l'Etat-nation France, elle est fondatrice de l'identité nationale à telle enseigne qu'un bilingue dans l'inconscient français d'une République, une et indivisible, est un " traître en puissance ".

Dans le cercle de flammes où sont ceux qui ont péché contre nature (sodomites et " violenti " contre nature), Dante place son maître vénéré Brunetto Latino ; or, notoirement celui-ci n'était pas homosexuel. Mais son péché n'était-il pas de ne pas avoir écrit son œuvre majeure le Trésor dans sa langue maternelle, ce " vulgaire " toscan promu par Dante face au latin ? La langue " fille de Dieu " est sacrée. La trahir c'est pécher contre la nature et l'esprit.

Pour d'autres, la langue ne revêt pas ce caractère sacré. Le principe de la nation pour être spirituel, n'est pas nécessairement lié à une langue. Ainsi pour Fustel de Coulanges (L'Alsace-Lorraine.1870) : " L'Alsace-Lorraine parle allemand, mais elle est française, parce qu'elle veut être française ". Déjà Renan proclamait : " la langue invite à se réunir, elle n'y force pas " ou encore : " l'homme n'appartient ni à sa langue, ni à sa race, il n'appartient qu'à lui-même, car c'est un être libre... ". B. Poignant, qui cite Renan, est sur la même ligne : " on peut être breton sans parler le breton. On peut être corse sans parler le corse " (Cf. Langues de France, osez l'Europe !).

Il faut d'abord se poser la question : le corse est-il une langue ?

Don Petru de Mari, en 1922, répondait aux objections de ceux qui lui déniaient ce statut.

- " U corsu ? ùn hè lingua perchè di pocu ch'ellu si scrive "
- " I nostri antichi scrivianu, hè vera, in lingua italiana, i so cuntratti, i so discorsi e so difese è i so disinganni. Ma quandu elli murianu, un era in crusca chè e moglie e surelle si lamintavanu sopra e so tole. Se stride salvatiche ma sublime abbastanu per illusrà una lingua ".

Depuis le corse s'écrit.

- " U corsu ùn hè lingua perchè ùn pussede grammatica ne dizziunariu"

D.P. de Mari répondait : " u dizzunariu c'hè : U FALCUCCI ".

Depuis on ne les compte plus jusqu'à celui de Marchetti dont la publication est imminente. Le corse est fixé. Il a un statut de langue normalisée de façon intelligente.

- " U corsu ùn hè lingua perchè un sà trattà che di cose leggere ".

D.P. de Mari faisant allusion à Santu Casanova, affirmait que l'on pouvait conceptualiser en langue corse (che si pudia riflette in corsu).

Le CAPES de corse a prouvé la capacité des candidats à la conceptualisation et à l'expression pertinente en corse.

Non sans humour, DP de Mari, renversait les rôles pour dire que le " dialecte " (une langue n'est-elle pas, en fait, un dialecte qui a réussi politiquement ?) est une question de point de vue :
" Ghjorni scorsi un paisanu d'a Castagniccia racuntava una disputa ch'ellu avia avutu c'un pinzutu maritatu ind'u so paese : ( Fortuna, ci dicia , ch'ùn aghjiu capitu tuttu
( E perchè ùn avete capitu ?
( Parlava patois ?
( Chi patois ?
( Indè ! U francese !

Mais ce n'est pas si simple. En système de diglossie, la variété haute ne dévalorise-t-elle pas la variété basse et ne la fait-elle pas entrer dans un processus de dégradation, de corruption jusqu'à sa dissolution ? D'où ce " franco-corse " et "corsancese" dont se moquait déjà notre ami de Mari dans le célèbre "U mio figliolu quant'ellu ne sà". La moquerie s'est vite transformée en déploration.

"Di quandu in quandu un pezzu si ne va
E ghjunta l'ora poi, senza fracassu
A capu inghjò si mette a vultulà
E noi simu in falata in ogni cosa "

Petru Santu Leca (Lingua corsa)

La menace d'un " sabir " pourrait-elle être contrebalancée par un " créole " créatif susceptible d'acquérir ses lettres de noblesse comme aux Antilles ?

Quelle langue corse pourrait nous donner une authentique identité ? Peut-on transformer le piège de la diglossie en richesse ?

Deux réponses dans ce débat, des réponses antagonistes, mais qui ne sont pas forcément contradictoires.

1) "la corsophonie" de Pascal Marchetti (1989)

Tant que nous étions dans un système : langue italienne (" lingua patria " selon la définition de Salvadore Viale) / dialecte, les parlers corses se portaient bien comme dans la péninsule. Avec la disparition programmée de l'italien s'est posée pour l'idiome corse la fonction probatoire d'identité. Coupé de la langue et de la littérature italiennes, selon Marchetti, le corse végète, se défait, disparaît progressivement.

Le français glottophage enlève sa saveur à ce qui fut un bouquet de parlers. Comment cette île " greffée a un rameau qui n'était pas le sien " peut-elle retrouver la vigueur de sa langue si elle ne se nourrit pas à nouveau de la sève italienne, qui porte en elle, par delà une langue unifiée, toute la richesse des parlers et dialectes italiens ?

La normalisation de la langue n'empêche pas son ressourcement et son irrigation par l'italien. Le " génie " de la langue corse maintiendra ainsi sa vigueur et son originalité. C'est ce qu'exprimait Marchetti à propos des " dialectalismes et régionalismes, usuels mais exclus de la norme des régions voisines, assumés ici comme traits d'identité, qui dessinent, en s'alliant parfois à des structures ailleurs tombées dans l'archaïsme, le profil du corse sur le fond commun des dialectes italiens ".

2) " Papiers d'identité(s) " de Jacques Thiers (1989).

Autre étude incontournable pour éclairer la problématique du couple langue-identité. Prenant appui sur les enquêtes conduites avec rigueur (questionnaires, interviews, écoute des médias..). Thiers observe le " phénomène langagier ", ausculte l'état de la langue, interroge le " questionnement identitaire " dont il décèle la nature conflictuelle, analyse avec finesse le sentiment de culpabilité linguistique.

" A vera carta d'identità ùn saria una carta di mentalità " (pour reprendre la parole manquée d'un " interviewé ") ?

Les sociolinguistes proposent une solution à la menace de voir la langue corse disparaître et, par voie de conséquence, son peuple (" Morta a lingua, mortu u populu " n'était-il pas le " delenda Carthago " de Ziu Santu Casanova ?). Il faut savoir prendre appui sur le langage tel qu'il est, quels qu'en soient, lorsqu'il est en perdition , les avatars et chercher à tirer parti d'une situation de diglossie. L'essentiel étant que " la nouvelle langue " garde le lien vivant avec le peuple et marque son identité propre, même si elle devient métisse. La réponse est celle de la recevabilité générale des parlers.

La polynomie, concept élaboré par JB Marcellesi, permet de récupérer le processus identificatoire dans une langue fondée sur un mouvement dialectique et qui intègre les mécanismes phonologiques, lexicaux, syntaxiques et stylistiques acquis dans l'usage quotidien du français.

Marchetti a bien vu que la démarche socio-linguistique prend le relais du volontarisme identitaire et nationalitaire. Mais, selon lui, cette démarche n'est pas parvenue à surmonter une nouvelle précarité d'identité.

Aussi, affirme-t-il, de façon de plus en plus insistante, que l'identité de la " lingua corsa " ne pourra pas s'affirmer " si elle est bâtie sur un reniement culturel ".

Pour lui, l'étroite parenté de la langue corse avec la langue et les dialectes italiens ne saurait constituer un obstacle à l'identité du corse. " Sans complexe aucun, cette parenté doit être reconnue et mentionnée, car toute configuration abstraite visant à l'occulter n'aboutirait, en fin de compte, qu'à la destruction de l'idiome. "

En dépassant tout esprit de système, il faut savoir reconnaître dans la thèse de Marchetti et celle des socio-linguistes bien des points de vue pertinents susceptibles d'aider à enrayer la disparition de notre idiome et à développer son usage parlé et écrit.

3) Esquisse et propositions

Il faut donner au corse un statut officiel qui se fonde sur l'obligation de son enseignement (obligation morale et administrative) et sur un usage dans la société civile défini dans le cadre d'une coofficialité aménagée de façon intelligente. En 1862, Niccolò Tormmaseo ne préconisait-il pas déjà l'usage du corse dans la vie publique : " Le gouvernement de la France ferait œuvre digne de cette grande nation et de la civilisation commune, en légalisant l'usage en tout ce qui ne concerne pas les relations directes avec la suprême autorité de l'Etat " (cité par Marchetti).

Il faut repenser l'enseignement du corse en l'ouvrant davantage sur les langues romanes et notamment l'italien et procéder à un réaménagement des études universitaires en y introduisant l'étude de l'italien tel qu'il s'est fait à partir du latin et dans son rapport fécond avec les dialectes de l'aire linguistique italienne.
La voie royale de l'enseignement du corse est celle du bilinguisme. Un enseignement bilingue authentique doit être parfaitement maîtrisé. Ne fonde-t-il pas un homme à la personnalité équilibrée sur un double registre culturel et linguistique ?

" L'homme ne s'improvise pas " disait Renan.

Il faut encourager la création en langue corse (littérature, théâtre ...) et en langue française, parce que ce sont les œuvres qui donnent sa voix et ses références à la personnalité d'un peuple.

Tout cela doit s'inscrire dans un projet de société où l'économie ne se sépare pas de la culture et de la langue. Il faut trouver la bonne articulation entre le Plan de Développement de la Corse et le plan de développement de la langue et de la culture corses.

Il faudrait créer un Office ainsi qu'un " Centre Régional de Formation et de recyclage en langue corse " impliquant toutes les branches de la société civile.

Le trésor de " langue enfouie " doit être mis à jour et briller de tout son éclat pour, avec le français et d'autres langues romanes (l'italien de façon privilégiée), restituer le véritable profil culturel et linguistique de notre communauté.